mercredi 4 août 2021

De Cène réflexions

Cène, Jacopo Bassano
Jacopo Bassano, 1546


Théologie


Qu'est-ce que la Sainte Cène, telle que célébrée dans l'Eglise protestante que je connais ? Deux choses me paraissent certaines : elle est en lien avec l'héritage et la mission laissé·e·s par le Christ, et elle a actuellement la forme d'un rituel – mémoriel, communautaire, mystique.


Rituel

Creusons d'abord la notion de rituel. La première difficulté serait dans cet aspect de la Cène d'en faire un moment automatique, doté d'une mécanique magique dont nous serions, nous humains, nous ministres surtout, en quelque sorte les maitre·sse·s, ouvrant et refermant à loisir les portes du Royaume pour les fidèles rassemblé·e·s. Je ne crois pas que l'on ouvre les portes du Royaume, fût-ce lors d'un sacrement – cela appartient à Dieu seul·e, et aucun geste, aucune parole rituelle ne saurait lui demander d'agir à l'instant

Je crois en revanche que depuis Christ, et donc depuis le début des temps, le Royaume est ouvert. Ce qui fait que nous n'y sommes pas encore, malgré ce déjà-là – ce toujours-là, même – est que nous manquons d'espace (mental, temporel, spirituel ou que sais-je) pour nous y rendre disponibles. Nous avons besoin d'aide, et cette aide s'est trouvé être la forme rituelle. 

Par les symboles, les paroles, les gestes, nous n'ouvrons pas les portes du Royaume, ni même demandons à ce qu'elles s'ouvrent, mais nous nous aidons à nous rendre disponibles pour cette réalité qui est déjà/toujours-là. Le rituel, le sacrement, n'est donc pas la seule manière de s'y rendre disponibles, mais elle en est une manière communautaire, qui fait sens au vu de l'histoire de la chrétienté, et relie donc lea chrétien·ne d'aujourd'hui à toustes les autres, de tout temps de tout lieu. Le rituel permet la réactualisation d'une mémoire, et l'expérience tout autant communautaire que mystique.


Accès au Royaume

Ceci dit, nous n'accédons probablement pas au Royaume proprement dit, puisqu'il est pour l'heure également de l'ordre du pas-encore – et ce dépassement, qui mène à l'accomplissement du monde appartient évidemment à Dieu seul·e. 

Pour notre temps, le rituel offre ce que j'expliquerais le mieux par la métaphore de la grossesse : le monde est enceint·e du Royaume (et Dieu seul·e connait le terme de cette grossesse qui est vie et promesse de Vie), et le sacrement serait comme une échographie (ou l'écoute du coeur via un doppler ou que sais-je encore) de ce Royaume, nous permettant de nous rendre compte de sa réalité, de son déjà-là, et simultanément de ce pas-encore, de tout ce qu'il reste à réaliser.


Héritage

Rituel, donc, mais également et surtout héritage du Christ. Ou devrais-je dire : héritage de Jésus de Nazareth. En effet, je ne crois pas que ce fils de charpentier, qui a vécu il y a deux-mille ans, ait eu une volonté liturgique, ou une compréhension rituelle de sa mission. 

Pour reprendre la métaphore du monde comme corps enceint du Royaume, je crois plutôt qu'il est venu nous enseigner que tout se joue dans la vie quotidienne, dans le soin des différentes parties du corps entre elles, afin de mener sa grossesse au mieux, dans la joie de l'attente et la sérénité d'une relation qui existe déjà. Ainsi, cela fait peu sens pour moi d'imaginer que Jésus a institué la Cène comme sacrement, comme rituel prévu lors d'une célébration religieuse. 

Le dernier repas, que l'on rappelle lors de l'institution, pointe selon moi vers une reconnaissance de son appel à l'humanité à « chaque fois que vous en boirez », c'est à dire quotidiennement, avec celleux qui vous entourent. L'histoire humaine, par son travail de théologie, de mémoire, de relecture des événements, a fait de cet appel à vivre la communion en tous temps un rituel réservé au dimanche. Dommage, en un sens, et compréhensible et utile d'un autre. 

La Cène en tant que rituel n'a de sens pour moi qui si elle nourrit l'appel à vivre la communion chaque jour, hors de l'église. Le rite doit servir à renforcer l'éthique des croyant·e·s, afin qu'iels soient fidèles à leur mission dans le monde.


Histoire du Salut

La Cène est récapitulation, et participation, à l'histoire du Salut. C'est pourquoi son mouvement doit être un récapitulatif de cette même histoire, afin de repartir dans le monde en pleine connaissance de cause, ressourcé·e dans tous les recoins de sa foi. Pourquoi en ce sens nous en priver et ne pas la célébrer chaque dimanche ? 

Plus j'y songe, plus je trouve absurde qu'on ne la célèbre que de temps en temps. N'est-elle pas noyau du culte dominical ? Ou selon l'idée de Jean-Jacques von Allmen la part jérusalémite du ministère terrestre du Christ – la part galiléenne étant le « reste du culte » qui seule ne contient ni la croix ni la résurrection, et ne montre donc pas l'irruption du Royaume dans le monde, ne nous permet pas d'y participer.

Si nous parlons d'histoire du Salut, il convient tout de même de développer un brin. Tout comme je ne crois pas que le sacrement ouvre en lui-même les portes du Royaume (mais bien les coeurs des croyant·e·s), je ne crois pas que le sacrement sauve : il permet de plonger dans cette réalité du Salut offert, hors de portée de notre compréhension humaine. La Grâce est et reste un mystère, si ce n'est le mystère. Et paradoxalement, ce mystère est une certitude. 

Bref, la Cène doit permettre d'entrevoir ce mystère du Salut, et donc en rappeler les tenant et les aboutissants, et je vais commencer à me répéter si je continue. Mais une question peut prolonger la réflexion : qui participe à la Cène ? Qui en sont les invité·e·s, les participant·e·s ? Notre Dieu trois fois saint est donc celui qui nous invite à la table, et puisque Jésus mangeaient avec ses ami·e·s (qui pour la plupart l'abandonneront, du moins momentanément) et les marginal·e·s de la société, je crois sincèrement que toustes sont les bienvenu·e·s au repas du Seigneur. Après tout, ce sont les affamé·e·s qui ont besoin d'être nourri·e·s. Il n'est pas lieu de déterminer qui est digne ou qui ne l'est pas – ne sommes-nous pas toustes tout à la fois indignes et dignes de manger à la table du Seigneur ?


Création

La Création, au-delà de la seule humanité, est également légitime invitée à la Cène, puisqu'elle aussi bénéficie du Salut – et peut-être importe-t-il de le souligner mieux dans nos liturgies. Outre le sanctus, qui rappelle que nous nous associons à bien plus que les chrétien·ne·s assemblé·e·s avec nous sous le même toit, les espèces sont pour moi le signe que la Création participe de cette communion : elle en est même le signe, sans lequel nous ne pourrions en avoir conscience. « Fruit de la vigne et du travail des hommes », qui rappelle que la nature et le travail humain sont relié·e·s, pointant vers le Salut voulu par Dieu. 

Mais les espèces sont-elles pour autant présence du Christ ? A mon sens, non. Christ est présent, bien sûr, mais d'une manière que l'humain ne contrôle pas, ne fait pas advenir. Christ est présent là où deux ou trois sont rassemblé·e·s en son nom. 

Pourtant, sans aller jusqu'à sanctifier les espèces et les traiter avec des honneurs indus, pourquoi ne pas en faire sens encore après le rituel et les utiliser lors de l'apéro d'après-culte, pour prolonger la communion de façon plus conviviale, quotidienne ? Ou bien selon la sensibilité, faire participer symboliquement (quoique littéralement) la nature à la communion en nourrissant des animaux du pain, en abreuvant la terre du vin ?


Récits bibliques

J'aimerais à présent considérer brièvement quelques références bibliques (autres que l'institution de la Cène, évidemment) qui influencent la manière de comprendre la Cène. Premièrement, le lavement des pieds dans l'Evangile selon Jean. C'est à mon sens la preuve que Jésus n'a pas institué un rituel tournant fondamentalement autour du pain et du vin comme rappel du sacrifice du Christ, puisque sinon comment comprendre que cet ordre aie échappé à l'évangéliste ? Le parallèle entre le dernier repas de Jésus et le lavement des pieds semble bien tourner autour de la solidarité, du soin les un·e·s des autres, du partage et de l'égalité ; du soin du corps que nous sommes en tant qu'Eglise, et dont le Christ est la tête.

 Deuxièmement, la Pâque juive. J'aurai très peu de choses à en dire, vu ma trop pauvre connaissance du judaïsme et de son histoire, mais je crois qu'il y a là quelque chose à creuser, pour ma propre théologie et vie de foi. Disons que, puisque Jésus célèbre la Pâque avec ses disciples, cela donne à notre héritage une coloration qui est celle de la libération de l'humanité, de la fidélité de Dieu, de la mémoire qui actualise et de la nécessaire mise en route qui en découle. 

Troisièmement, les multiplications des pains, présentes plusieurs fois dans les Evangiles. Peut-on les comprendre naïvement comme le rappel que plus on partage et l'on fait confiance à Dieu plus l'on est nourri·e ? J'ai bien envie d'être naïve pour le coup. Ajoutons juste que Jésus nourrit une foule sans distinguer celleux qui en sont dignes de celleux qui n'en sont pas ; il nourrit celleux qui sont là, quelle que soit la raison de cette présence. 

Quatrièmement et finalement, les pèlerins d'Emmaüs. Nous sommes comme eux, marchant après la mort du Christ, et nous avons besoin de son enseignement, de sa présence à nos côtés, sans pour autant parvenir à le reconnaitre. C'est dans le partage qu'il se fait reconnaitre (dans le rituel, peut-être), mais pour nous échapper aussitôt, et nous laisser continuer notre route sachant qu'il est vivant. Nous ne nous approprions pas le Christ durant la Cène, il nous rend plutôt à nous-mêmes et à notre quotidien. 

Ce récit n'est-il d'ailleurs pas le mouvement dont s'inspire le culte ? Mise en route, rencontre avec un homme dont on ne sait qui il est, enseignement par les Ecritures de la mission du Christ, partage du repas, stupeur et découverte que le Christ était là depuis le début, puis retour à la communauté du monde, avec un « feu brûlant au dedans de nous ».


Sacrement

J'ai mentionné un certain nombre de fois le terme de sacrement. J'avoue que c'est l'aspect de la Cène qui me laisse encore beaucoup de questionnement. Qu'est-ce qu'un sacrement ? Quel est le sacrement de la Cène si je ne suis pas convaincue que tel que nous le vivons aujourd'hui il est un ordre de Jésus ? Qu'est-ce qui différentie ce rite, et celui du baptême, d'autres rites ou expériences permettant d'apercevoir le Royaume ? L'aspect traditionnel, qui nous inscrit dans une histoire, certainement ; mais ça n'est pas suffisant. 

Je vois là un manque dans ma théologie, et me réjouis d'enrichir ma foi par mes recherches futures. Peut-être est-ce un peu prétentieux de penser ainsi, mais voici : si moi, qui suis théologienne depuis quelques années maintenant, et qui me passionne pour le sens des choses que je vis, ne comprends pas réellement ce qu'implique un sacrement, que comprennent mes paroissien·ne·s ? Probablement plus que moi.




Liturgie

En tant que liturge, il me faut néanmoins me saisir des enjeux rituels propres à la Cène protestante, car j'ai la responsabilité de mener ce temps permettant aux paroissien·ne·s d'entrer dans cette présence du Christ et du Royaume. En cela, il me faut me reconnaitre un peu démunie et très humble face à la tradition qui a fait de la Cène ce qu'elle est aujourd'hui. Je vais néanmoins tenter d'en dessiner le mouvement et le sens des parties, discernant ainsi ce qui permet l'ouverture à la transcendance qui nous entoure, afin de les mener au mieux.

Du point de vue de l'assemblée, je devine deux mouvements (inspire-expire, pourrions-nous dire) qui participent du rituel : attitude méditative et attitude active, les deux se devant de s'entrelacer de manière adéquate pour assimiler ce qui doit l'être et permettre l'ouverture. Il est important que l'assemblée ne soit pas que spectatrice de la Cène, sans quoi ce n'est qu'un spectacle clérical proposé aux laïques. 

Il me semble également que si deux moments méditatifs peuvent se succéder, il n'en est pas de même pour les temps actifs, car ils doivent être précédés et/ou suivis de méditation afin d'être vécus en pleine conscience de ce qui se joue – inspire-expire, disais-je.


Entrée

De fait, la Cène doit comporter une transition avant le rituel proprement dit, et l'on peut dire qu'un cantique (attitude active) est une bonne entrée en matière, parce qu'il thématise le temps à venir.

Histoire du Salut, disions-nous, il faudrait donc commencer par la Création, qui comme je le mentionnais, participe pour moi de cette histoire, et expliciter avec qui/quoi nous arrivons dans ce temps : nous, la Création, les fruits de la vigne et du travail des humains ; cela pourrait être fait dans une courte (mais néanmoins importante) action de grâce, à laquelle l'assemblée répond par des paroles traditionnelles qui affirment sa volonté d'entrer dans ce temps (« En haut les coeurs ! // Nous les élevons vers le Seigneur // etc. »).


Rappel de la Grâce

Ensuite, une préface sous forme de prière (attitude méditative) permettra de rappeler le Salut auquel nous sommes appelé·e·s dans la Grâce du Seigneur par la médiation de la Croix ; c'est ici que se noue le lien entre la Cène et l'événement Croix-Résurrection.

J'aurais tendance à mentionner ici, si nécessaire, que si nous avons besoin de la Grâce, c'est parce que nous sommes faillibles, plutôt que de le mentionner plus tard, dans une prière d'humble accès ou de repentance par exemple – rituel de repentance qui fait plus sens pour moi dans le premier temps du culte. Parce qu'après tout, on ne s'excuse pas d'avoir été invité·e à la table du Seigneur, non ?

Plongé·e·s dans la mémoire de cet événement ultime, nous pouvons dire qu'à présent nous sommes dans ce contact au plus proche avec le Royaume (que j'imageais par l'échographie) et que nous pouvons activement l'exprimer par le Sanctus, chant qui dit la communion d'avec la Création et les croyant·e·s de tous temps et tous lieux, en plus de redire la sainteté de Cellui qui nous accueille toustes.


Mémoire

Vient alors le moment mémoriel/actualisant proprement dit, avec l'institution qui reprend les textes bibliques narrant le dernier repas de Jésus, où nous revivons au présent ce qu'il a vécu avec ses disciples (peut-être devrions-nous dire l'institution au présent, et non en temps narratifs?) ; l'attitude est ici nécessairement méditative, puisqu'il s'agit de faire advenir dans sa propre mémoire des événements qu'on n'a pas vécu historiquement, de les faire siens.

Pour introduire un temps de silence prolongeant cette méditation existentielle, on peut imaginer une formule rituelle du style « Il est grand le mystère de la foi », qui rappelle à l'assemblée qu'on est justement en plein mystère.


Certitude du Salut

Le moment suivant, anamnèse-épiclèse, me parait une charnière, où l'attitude active est de mise malgré un caractère éminemment méditatif, car il affirme la certitude du Salut dans le don de Christ et enjoint via l'Esprit à ouvrir nos coeurs à cette certitude – et il me semble important que l'assemblée elle-même exprime cela, sous forme éventuellement de prière dialoguée ou a minima qu'elle soit debout lors de la prière de l'officiant·e et lea rejoigne pour dire le Notre Père. 

C'est le moment où nous nous rassemblons véritablement avant de manger ensemble le repas rituel – de communier, finalement. On peut imaginer intégrer à ce moment une doxologie (prière à la Trinité) pour compléter son aspect « confession de foi », histoire que tout soit bien récapitulé. Attention néanmoins à ce que cela reste bref et ne s'éparpille pas théologiquement parlant.


Repas

Arrive alors la préparation de ce repas, que l'on nomme fraction et élévation, et cela fait sens que l'assemblée redevienne un brin méditative durant les préparatifs effectués par l'officiant·e (y a-t-il d'ailleurs rien de plus chouette que de regarder quelqu'un·e préparer le repas que nous allons ensuite partager?). 

Les formules rituelles, quasi invariables, ainsi que les gestes, disent que désormais tout est prêt, que l'on peut se mettre à table en présence du Christ (présence qui rappelons-le n'est certainement pas magiquement invoquée à cet instant précis, mais le déroulement du rite aura désormais permis d'y être sensible, dans l'idéal) – et l'on peut éventuellement expliciter cette présence par une formule du type « Voici le Messie... ». Pour ma part, c'est ici que j'inviterais l'assemblée à la table, par ces fameux mots : « Venez, car tout est prêt », en rendant compréhensible que c'est Jésus et non l'officiant·e, qui nous invite à la table.

Quid de l'Agnus Dei, que l'on peut insérer après la fraction-élévation ? S'il s'agit de se reconnaitre coupables ou indignes, cela ne fait pas sens pour moi, comme si soudain nous n'étions plus sûr·e·s de la Grâce offerte. Mais s'il s'agit de remercier le Christ pour son don, je veux bien le concevoir – même si un autre cantique, plus axé louange et reconnaissance me paraitrait alors plus adéquat. Il pourrait être chanté, s'il est bien connu et/ou répétitif (type chants de Taizé), alors que l'assemblée est déjà en cercle autour de la table.

Pour les raisons évoquées plus haut, je ferais l'impasse également sur la prière d'humble accès, préférant l'immédiateté entre la fraction-élévation et la « mise à table » célébrée par un chant.

Voici le moment le plus actif de tout ce rituel, le moment culminant en terme d'appropriation de ce qui vient de se vivre : la communion proprement dite. Je la préfère en cercle, pour l'aspect communautaire, égalitaire et convivial, où l'on peut se regarder les un·e·s les autres en attendant d'être servi·e·s. C'est le moment le plus corporel, le plus sensuel – ce qui parait essentiel dans le vécu d'un rituel et l'appropriation de son contenu. Lorsque nous mangeons les espèces – le corps du Christ, ce que chacun·e comprendra comme iel veut – nous ne pouvons que constater que ce don nous est offert.

Après cela, il me parait fondamental de pouvoir redonner à l'assemblée une attitude profondément méditative, peut-être avec un morceau d'orgue, laissant le temps de digérer.


Retour

Le rituel a-t-il pris fin à ce moment ? C'est une possibilité, mais je crois préférable de faire coïncider cette fin avec la fin du culte proprement dite. Pour sortir tout en douceur du rituel, il faut encore rappeler que le rituel en soi ne sert à rien s'il ne nourrit pas la vie après lui – donc la vie quotidienne, la vie de la semaine à venir pour chacun·e (d'où l'intérêt pour moi d'une Cène hebdomadaire). La prière finale se doit ainsi d'être un appel éthique à vivre concrètement selon ce qui s'est vécu durant le temps de Cène – communion avec la Création dans la certitude du Salut offert en Jésus-Christ.

Dans l'optique de faire terminer le rituel en même temps que le culte, un cantique qui acte le retour dans le monde suivi d'une prière d'envoi et de bénédiction (et d'un postlude d'orgue) me parait tout à fait approprié.


Introspection

Il m'apparait donc que je suis moins révolutionnaire en terme de Sainte Cène que ce que je pensais avant de me plonger dans le sujet. N'ayant pas une compréhension rituelle du dernier repas de Jésus, je ne me vois pas chercher à bousculer la tradition qui en a fait un rituel. A moi de m'y insérer au mieux en tant que ministre, en insistant là où c'est utile sur l'aspect éthique que j'y décèle, tout en honorant le besoin de ritualité qui habite l'humain.


[petit essai rédigé dans le cadre du stage pastoral]

mercredi 14 octobre 2020

La Bible & moi




Comment je lis la Bible ?

Sacrée question (quel humour) à laquelle je suis invitée à m'atteler par ce bon Olivier Kesh, lui-même inspiré par le non moins chouette Elio Jaillet... On pourrait imaginer qu'en tant que chrétienne, protestante qui plus est (Sola Scriptura, Luther, toi-même tu sais), et théologienne par dessus le marché, je sois finalement une grande habituée de la Bible. Eh bien... pas tant que ça.

Même si (attention contradiction immédiate) je crois me souvenir d'avoir lu toute la Bible du début à la fin, l'année de mes dix ans.

Ainsi, j'ai ce qu'on pourrait appeler un rapport ambivalent à ce fameux Bouquin : d'un côté, je l'aime et son contenu me passionne ; et d'un autre côté, je le trouve chiant et son contenu m'attire peu.

Commençons par explorer ce qui fait que j'y suis tout de même attachée, puis nous en viendrons au plus rigolo : comment puis-je affirmer, moi future pasteure stagiaire dans l'EERV, qu'après tout, je m'en fous un peu de la Bible. (Oui, c'est de la provocation gratuite.)


Depuis toute petite, j'ai été imprégnée des histoires de la Bible. Je me rappelle un petit livre en carton avec un puzzle représentant la parabole de la brebis perdue. Et au galetas de mes parents doit encore traîner cette relique à laquelle je repense parfois avec tendresse : ma première Bible – une Bible pour enfants, illustrée ; c'est de l'une de ses images que je tiens ma représentation spontanée et un peu naïve de Dieu, qui le représentait comme une silhouette de lumière assise sur un trône doré au milieu des nuages. A peine kitsch.

Depuis, j'ai agrandi ma collection, j'en ai de toutes tailles, de diverses traductions, d'origines variées. Ma plus belle pièce est une énorme Bible reliée d'un vieux cuir craquelé que mon Grand-Papa pasteur et ancien missionnaire m'a transmise, et qui date de MDCCLXXVII. J'en ai même une en allemand et écriture gothique (je ne parle pas l'allemand, évidemment).

Je crois qu'avant tout, j'ai une affection toute particulière pour l'objet bible, le livre quoi.


J'ai de l'affection aussi pour les récits mythiques de la Bible, qui ont accompagné mon enfance : la création du monde, l'arche de Noé, David contre Goliath, ... et les miracles et les paraboles de Jésus. Au delà de la théologie, et même au delà de la foi, c'est l'aspect « conte » des récits bibliques qui a toujours su me séduire. A présent, si je devais citer mes bouts de Bible favoris, je nommerais le Cantique des Cantiques, et le livre de Ruth.

Le Cantique des Cantiques, parce que c'est de la poésie (j'adore la poésie, thanks to mon prof de français au gymnase – pour le lol, un article de mon blog d'ado dans lequel je déclare ma flamme à la poésie). De la poésie qui laisse perplexe, parce que les images nous sont on ne peut moins familières : « Tes dents sont comme un troupeau de jeunes chèvres. » Hum... ok, je vois ce que tu veux dire, la blancheur et tout ça ; mais ça sonne chelou – et j'aime bien. Et surtout, parce que c'est un texte qui dit le désir irrépressible de deux amoureuxes, qui se cherchent pour s'aimer (et baiser, aussi, disons le tout net).

Le livre de Ruth, quant à lui, fait partie de mes favoris depuis longtemps, premièrement parce que l'une des protagonistes principale porte le même prénom que moi. Forcément, ça crée des liens. Puis, avec mon exploration du féminisme, cette histoire de femmes est devenu pour moi un exemple de sororité, d'agir féminin. On pourrait même y voir une histoire d'amour lesbienne, ce qui n'est pas pour déplaire à la queer théologienne que je suis.

Ce qui est drôle, c'est que ce sont deux textes où Dieu est finalement assez discret·e (voire totalement absent·e, dans le Cantique des Cantiques). Après tout, c'est peut-être plus parlant, cette action incognito de Dieu, dans nos vies à nous, que le buisson ardent ou autre apparition extraordinaire.


Bon, on va quand même le dire, hein : j'aime la Bible surtout pour les Evangiles. Avec la théologie, j'ai appris à les différencier, à les aimer pour leurs particularités propres, mais je les aime parce que... ben, Jésus. J'ai souvent envie de pouvoir me passer de la Bible, mais à chaque fois, je me rappelle qu'elle contient les Evangiles, seuls témoins de qui fut ce Jésus de Nazareth qui me touche et m'inspire tant. J'aime ce que dit Paul de Jésus, ou plutôt du Christ, dans ses lettres, et je suis plutôt émue en pensant à ce petit bonhomme d'il y a deux millénaires dont la pensée et la foi nous sont parvenues jusqu'à aujourd'hui.


Mais bon, la Bible m'ennuie aussi beaucoup. Depuis plus de deux cents jours, je suis un programme de lecture de la Bible sur une appli, afin d'avoir tout lu sur une année (histoire de critiquer en connaissance de cause héhé), et me voilà confrontée bien souvent à des textes qui ne me parlent pas. Ça n'est pas un mal en soi, hein – si je devais me les farcir en exégèse, j'aurais probablement du plaisir à les décortiquer, mais justement : dans ma vie de foi, je n'ai pas toujours envie de devoir creuser pour trouver de quoi me nourrir – mais quand on lit plusieurs mois de suite des descriptions de bâtiments, des catalogues de lois obsolètes, des prophètes qui promettent destruction et colère divines à tout bout de champ, ben... c'est lassant, et un peu épuisant mentalement, aussi. Et ça ne me parle pas de Dieu, ce schéma faute-punition-repentance-pardon. Même si certains textes résonnent en moi comme un avertissement face à notre société qui déconne, apparemment sur les mêmes points qu'il y a des siècles et des siècles (par exemple : Habacuc 2).


≈En fait, s'il y a un truc qui me dérange ultimement dans les textes bibliques, c'est qu'ayant été rédigés dans des contextes patriarcaux, ils servent encore aujourd'hui à asservir, hiérarchiser, diviser. Je ne surprendrai personne qui me connaisse un tant soit peu en affirmant mon horreur d'une lecture littéraliste. Je n'aime pas la Bible, parce qu'en son nom, tellement de personnes ont été dévalorisées, rejetées, torturées, forcées de se cacher, ... Je n'aime pas la Bible, parce qu'elle a fait de Dieu un objet argumentable, « parce que c'est écrit, alors c'est comme ça, alors IL est comme ça » J'avoue, j'ai de la peine à croire en un Dieu qui extermine des populations pour installer son peuple sur leur territoire, qui élit des personnes au détriment d'autres.


J'ai évidemment un problème avec la Genèse et son récit de la chute, qui dessine les contours d'une humanité pécheresse, qui à un point de son histoire a définitivement badé, nous faisant encore culpabiliser aujourd'hui d'avoir fauté dans un absurde passé atemporel. D'autant que selon ce texte et la longue tradition d'interprétations ultérieures, c'est surtout la femme qui a péché, justifiant son infériorité.

Non, vraiment, rien ne va dans ce texte pourtant si fondamental dans la pensée de beaucoup. Une vision binaire de l'humain, qui invalide celleux qui ne se reconnaissent pas dans cette binarité, qui discrimine celleux qui aiment les personnes du même sexe ; une vision pessimiste de l'humanité qui culpabilise sans réellement responsabiliser ; une dévalorisation du matériel, du concret, du corps car souillés par le péché – et donc de la femme, puisqu'elle est tentatrice et charnelle avant tout, n'est-ce pas.

Dans un cours de développement personnel online spécialement adressé aux femmes créé par la psychologue Nina Luka, elle nous propose de nous pencher sur l'influence de nos mythes fondateurs sur notre sexualité, notre psyché, notre rapport aux autres et à soi. Elle a justement pointé du doigt la lourdeur intenable que le mythe chrétien de la chute peut faire peser sur la féminité. Pour s'en défaire, elle incite à inventer, réécrire son propre mythe fondateur afin qu'il ne soit plus un poids dans l'expression de nous-mêmes. Ce que j'ai fait, dans ce précédent article, et bon Dieu que ça m'a fait du bien !


En vérité, même si j'adore les livres, et ce Livre en particulier malgré tout, je ne me reconnais pas comme croyante d'une religion du Livre. Ce qui fait la particularité du christianisme selon moi n'est pas la Bible dont les écrits contiendraient une hypothétique révélation divine (même si je suis fermement convaincue que certains textes portent en eux le Souffle de l'Esprit), mais bien l'Incarnation. Le texte n'est qu'un moyen de transmettre cette bonne nouvelle d'un Dieu qui nous aime tant qu'Iel est venu au plus proche de notre condition humaine.

Il y a bien plus à vivre dans la foi quant on se réfère à cette espérance plutôt qu'exclusivement à une compilation d'écrits. D'ailleurs, en discutant avec des amis, nous nous faisions la réflexion que justifier toute sa conduite et son système de valeur sur la Bible (texte fini et circonscrit dans le temps, hein), c'est finalement faire preuve de peu de foi, de peu de confiance en ce que peut nous dire Dieu aujourd'hui même, dans l'immédiateté de nos existences et expériences uniques.


Dans cette même idée, ce que je peux encore reprocher à la Bible, c'est qu'elle risque, à force d'intellectualisation et de sur-spiritualisation, de nous empêcher de déceler et vivre le divin dans le beau, la nature, l'authenticité. Je ressens bien plus souvent la présence de Dieu face à la quiétude d'un lac ou à la majesté d'une montagne, ou en goûtant le bien-être que m'apporte un temps entre ami·e·s, ou dans l'intimité de la prière, qu'en me plongeant dans les caractères minuscules de la Bible.

Ce que je veux dire, fondamentalement, c'est que je considère la Bible comme un support pour ma théologie (et donc mon intellect), passionnant et déroutant quand j'ai l'énergie de m'y atteler ; or, ma foi ne se trouve pas dans le mental ou la réflexion, mais dans ce que je peux vivre et ressentir.

La Bible ne me parle pas de Dieu, mais des humains. J'aime la penser non pas comme un manuel du·de la bon·ne chrétien·ne, mais comme un recueil d'exemples de trajectoires de vie qui ont tenté, dans les circonstances qui leur étaient propres, de se diriger vers Dieu.

Dieu quant à Ellui reste toujours au-delà de ce que l'on peut en dire.


A présent qu'il me semble avoir fait le tour de ma relation à la Bible, comment conclure ?

Peut-être en lui laissant le dernier mot, finalement :

« J'ai donc fait l'éloge de la joie, parce qu'il n'y a rien de bon pour l'être humain sous le soleil, sinon de manger, de boire et de se réjouir ; c'est là ce qui doit l'accompagner dans son travail, pendant les jours de la vie que Dieu lui donne sous le soleil. »

[Qohéleth 8, 15. Traduction NBS]



lundi 10 août 2020

Une légende lupine

Une jeune mère louve peinait à endormir ses trois petits turbulents, et craignait de se faire mal voir du mâle alpha de la meute. Or, la vieille femelle s'avança vers elle et ses louveteaux, et commença à lui raconter cette histoire mille fois entendue, juste à elle, à l'oreille. Mais bientôt, les trois petits cessèrent leur manège et s'allongèrent près d'elles pour écouter.

Lorsque la lune parlait encore, une jeune louve décida de quitter les siens afin de trouver le plus bel endroit pour admirer et converser avec l'astre nocturne. Après tout, elle avait tant de questions à lui poser, et cet entretien de la plus haute importance nécessitait logiquement le meilleur décor.
Elle s'élança et marcha des jours et des nuits, s'arrêtant à peine pour chasser quelque mulot quand la faim la tenaillait trop. Au bout de quelques nuits, la lune se mit à lui adresser la parole :
- Que fais-tu, louve ?
Mais l'animal ne voulait pas lui répondre, convaincue que cela n'en vaudrait la peine avant d'avoir atteint ce lieu qu'elle espérait. Après quelques tentatives infructueuses, la lune comprit ce qu'elle avait en tête, et se tut à son tour.
La louve aperçut bientôt une colline, qui pourrait bien être sa destination. Cependant, des moutons paissaient sur la colline, sous l'oeil vague d'un jeune berger, et leur bêlements nuiraient certainement à l'harmonie de la conversation. Elle attendit patiemment. Puis lorsque le pâtre fut endormi, bercé par la brise, elle se jeta sur le troupeau ahuri. Toutes les bêtes dévalèrent la colline, affolées, et s'éparpillèrent alentours. Toutes sauf une vieille brebis, qui trébucha, et succomba sous les crocs de la louve.
Celle-ci, ravie, traîna sa victime jusqu'au sommet, et attendit la nuit. Lorsque la lune parut, la louve lui offrit la brebis en hommage, en un cri long et chaleureux. L'astre se couvrit pudiquement de brume ; puis après un long silence, la lune déclara :
- Te voilà, et je t'en remercie. C'est un beau rendez-vous. Je sais que tu as des questions, pose les moi.
La louve attendit encore que quelques étoiles vinssent s'ajouter au tableau, puis elle déroula sa litanie d'interrogations, sans se presser. Car après tout, elles avaient toute la nuit. Toutes les nuits.

La jeune mère s'était endormie, fatiguée, apaisée. L'un des petits, tout à fait réveillé, demanda :
- Mais, Grand-Mère, qu'a-t-elle posé comme questions ? Et que lui a répondu la lune ?
- C'est leur secret. Mais n'hésite pas, toi aussi, à aller partager tes interrogations à la lune. Elle te répondra peut-être.
Le louveteau grogna, et alla se blottir contre sa mère pour s'endormir.
La vieille femelle jeta un oeil au ciel de fin de nuit, une nuit sans lune, et laissa échapper un doux grondement.


[écrit en une demi-heure, dans le cadre d'un atelier d'écriture]

mardi 12 mai 2020

Edmond Rostand, La Samaritaine




Enfin, que sais-je, moi ! Des mots nouveaux ! Des mots
Parmi lesquels un mot revient, toujours le même : 
"Amour... amour... aimer ! ... Le ciel, c'est quand on aime.
Pour être aimés du Père, aimez votre prochain.
Donnez tout par amour. Partagez votre pain
Avec l'ami qui vient la nuit, et le demande.
(...)
Aimer son frère est bien, mais un païen le peut.
Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, c'est peu :
Aimez qui vous opprime et qui vous fait insulte !
Septante fois sept fois pardonnez ! C'est mon culte
D'aimer celui qui veut décourager l'amour.
S'il vous bat, ne criez pas contre, priez pour.
S'il vous prend un manteau, donnez-lui deux tuniques.
Aimez tous les ingrats comme des fils uniques.
Aimez vos ennemis, vous serez mes amis.
Aimez beaucoup, pour qu'il vous soit beaucoup remis.
Aimez encore. Aimez toujours. Aimez quand même.
Aimez-vous bien les uns les autres. Quand on aime,
Il faut sacrifier sa vie à son amour.
Moi je vous montrerai comment on aime, un jour..."





[La Samaritaine, Evangile en trois tableaux, en vers, deuxième tableau, scène III]
[Edmond Rostand]

mardi 5 mai 2020

Matinée de feu

sexy as fuck
Je crains que tout ne se soit déjà éteint
Alors j'écris des mots qui brûlent
Comme on souffle sur les braises
Pour profiter encore de la chaleur

Feeling sexy AS FUCK
sans l'ombre d'un doute
sans l'ombre d'une gêne
Sous le regard flamboyant
de mes amants morphéens

Ah ce rêve, comme un bout de roman
Une nouvelle arrachée
Au sommeil
Un bijou azur
Bien ancré dans le velours de mes pensées
Source d'énergie

Nina, la déesse, l'aînée, la première danseuse
Qui m'autorise ce qui me manque
Des baisers
Des baisers pour toustes celleux qui en veulent
La douce Judith pour la sororité
D'autres, pour savoir le précieux de ce qui est bon
Quand on ne l'a pas

Et ces yeux
Ses yeux
Des saphirs rivés à ma poitrine
Car ils m'ont regardée
Comme j'ai toujours voulu être regardée

Joie
Découverte
Désir timide
Ouverture et accueil total
Un brin de soumission
Adoration

J'ai été la déesse
Je suis la Déesse
Je suis la Déesse
de cet homme aux bras dessinés
Fin comme une fille
Précision nordique

Sur ses genoux
Dans ses bras
Sentir le poids de ma beauté
Toucher ses cheveux
Douceur de petit animal

Et l'embrasser
Le rassurer
L'embrasser
L'adorer
Comme on adore le prêtre de son temple

Ces saphirs, je les ai monté en diadème
Et les porterai
Chaque fois

C'est couronnée que j'ai dansé
Et que je souhaite danser toujours



[full love aux copaines du Morning Boost, avec qui j'ai tant grandi]

mercredi 11 mars 2020

Du Bonheur quelque peu révolutionnaire de se voir vieillir

Ce fait ne surprendra probablement personne, mais posons-le tout de même : vieillir n'est pas bien vu dans notre société. Et encore moins pour une femme.
Pourtant, et j'espère que cela ne surprendra personne non plus : nous vieillissons tou·te·s, pour autant que nous vivions plus de deux décennies 
Or, nous serions censées retenir à tout prix l'apparence de nos vingts ans, le plus longtemps possible, comme si nous étions arrivées au faîte de notre beauté - beauté qui se devrait donc d'être immuable.


Les femmes surtout sont concernées par cette honte liée aux années qui passent... Combien de fois n'ai-je pas entendu, petite fille, qu'on ne demande pas son âge à une dame ? Pourquoi ? Parce que c'est honteux d'avoir trente-cinq, quarante, soixante ans ? Parce qu'en plus d'avoir l'air jeune, il faudrait également ne pas s'être abaissée à vieillir ?
Combien de personnes se sont offusquées de m'entendre décrire quelqu'un en disant qu'il est vieux, en poussant de hauts cris "Mais non, il n'est pas vieux !"
Aussi improbable que cela puisse paraitre, quand je dis "vieux" ou "vieille", je ne l'entends pas comme une insulte, ou un défaut, c'est un fait.
Tout comme de dire d'untel qu'il ou elle fait jeune n'est pas nécessairement un compliment.

Et c'est là que j'entre en scène : moi, j'ai l'air jeune. On s'entend, je suis jeune, j'ai un peu moins de vingt-neuf ans au moment où j'écris ces lignes. Mais j'ai toujours eu l'air jeune pour mon âge.
Et cela a plus souvent été une souffrance qu'un plaisir.
Dès que ma petite soeur, de deux ans ma cadette, a eu huit ou neuf ans, on la prenait pour l'aînée. Ce qui me faisait mal, parce qu'on m'ôtait une part de mon identité (réflexion rétrospective, hein, je ne me le formulais pas comme ça à l'époque).
Puis est venue l'adolescence, avec son lot de paradoxe : d'un côté, je ne voulais pas grandir, j'avais peur de devenir comme les grandes du collège (misogynie intégrée, mais c'est une autre histoire), et de l'autre je voulais m'affirmer, évoluer, qu'on me considère. Quand je râlais d'être prise pour plus jeune que je n'étais, on me consolait en disant : "Tu verras, quand tu auras trente ou quarante ans, tu feras dix de moins, et là ça sera cool". J'ai fini par faire mien ce discours...
Et puis vingt ans... l'âge où l'on est censée être au sommet de la beauté féminine... Moi j'avais beaucoup de peine à m'aimer, donc je n'ai que peu profité. Mais j'avais quand même peur de vieillir, de changer. Puisque la jeunesse était ma principale qualité, je me demandais à quel moment il allait falloir me mettre à l'anti-ride avant que les dégâts ne soient trop avancés, je me faisais une fierté de mes seins hauts et ronds tout en angoissant des les voir se flétrir. J'ai haï mes vergetures sur mes cuisses et mes fesses, alors que je me devais d'avoir une peau lisse - une peau de bébé.

Et c'est là que le bât blesse : on espère des femmes qu'elles restent prépubères : une peau lisse, glabre, des membres fins, une fragilité dans l'allure, ... Ce sont les caractéristiques de l'enfance, et non de la féminité.
ma tronche, juin 2019
En prenant conscience de tout ça, en approfondissant ma pensée féministe, en découvrant la body-positivity, en admirant les femmes autour de moi, en faisant la paix avec mes vergetures, mes poils, mon poids, qui disent qui je suis, ce que j'ai vécu, quelle femme je suis, j'ai lâché du lest par rapport à ce qui change et va changer chez moi. 
J'ai accepté que les seins de mes vingt-huit ans ne sont plus ceux de mes vingt ans, et qu'ils ne seront plus les mêmes dans cinq, dix, trente ans ; je regarde mon visage dans le miroir, et je souris en découvrant les plis qui s'invitent sur mon front, d'abord infimes, puis de plus en plus marqués.
Je n'espère plus rester la même jour après jour, année après année, et même si lâcher prise n'est pas toujours évident, je me réjouis de découvrir la femme que je serai à trente ans, à quarante, à cinquante, ...

Et j'espère qu'un jour on ne dira plus d'une femme qu'elle est "encore belle pour son âge", car à chaque âge sa beauté.

En un sens, j'ai eu de la chance que ma jeunesse apparente, qui fait encore s'étouffer pas mal de monde lorsque je donne mon âge, soit un fardeau : cela m'a permis de ne pas en faire une fierté à laquelle je me serai accrochée désespérément. J'ai eu envie que mon corps et mon visage deviennent plus matures d'abord pour être prise au sérieux, et maintenant j'attends cette maturité avec curiosité, souhaitant me redécouvrir au fil du temps.

Ce bonheur quelque peu révolutionnaire de se voir vieillir, c'est un énième doigt d'honneur qu'on peut tendre à cette société qui nous emmerde et nous étouffe, cette société qui place la valeur des femmes dans leur beauté et donc leur jeunesse. Et elle sera bien obligée de changer, tout comme nous.

Jeunes et vieux se réjouiront ensemble...



mardi 3 décembre 2019

Genèse


Au commencement, Dieu créa. Il créa car après avoir vécu Sa solitude durant toute une éternité, et avoir vu que cela était bon, Il voulut... quelque chose d'autre. Quelqu'un d'autre.
Au commencement, Dieu créa, et Il vit que cela était bon. Il y eut un soir, il y eut un matin, premier jour. Puis deuxième jour, troisième jour, quatrième jour, ... Il y eut des soirs et des matins jusqu'à cette rencontre qui allait tout changer.
Dieu aima toute sa Création d'un amour absolu, mais il y eut une créature en particulier qui l'intrigua. Les plantes, les minéraux, les bactéries, l'air, l'eau, les animaux – toutes créatures avaient cette conscience diffuse de faire partie du divin, de vivre par Lui, en Lui. Ils étaient Lui, Il était eux. Seul un être se mit à penser autrement : l'être humain. Les êtres humains.
Les Humains prirent conscience que non seulement Dieu était en eux, mais également hors d'eux. Ils virent alors Dieu comme un Autre ; et le dialogue s'installa.
Ce furent des temps heureux.
Il n'y avait pas parmi les Humains de genres nettement définis, même si l'on voyait bien que seules certaines personnes pouvaient porter des enfants. Aimer une autre personne, ou plusieurs autres, ce pouvait être pour une heure, un jour, un mois, un an, une vie, et tout cela était bon, car c'était l'amour. Et l'amour se vivait au quotidien, sous le regard bienveillant de Dieu, et certains, si l'envie les prenait, demandaient Sa bénédiction sur leur foyer. C'était alors l'occasion de grandes fêtes sous la lune, où l'on dansait vêtu de blanc, pieds nus tournoyant sur l'herbe fraiche, au son des luths, des tambours, et des roseaux. Les enfants étaient le plus beau trésor des Humains, et ceux qui perdaient leurs parents se voyaient confiés à celleux qui désiraient fonder une famille sans pouvoir concevoir. Aux enfants, il leur était appris dès le plus jeune âge le respect de la Création, le respect de leur corps et de celui des autres. La terre était riche, les jours bien remplis et les nuits ressourçantes ; le cycle de mort et de vie était au coeur de l'existence, et cela était bon.
L'harmonie était telle que Dieu Lui-même habitait avec Ses créatures, partageant leurs joies, leurs peines, leurs amours. Il leur apprit la tendresse, la joie de s'offrir l'un à l'autre, l'une à l'autre, Il leur appris la jouissance. Il leur appris la colère, la tristesse, l'envie, le désir, la plénitude, la sérénité, ... toute émotion utile à leur épanouissement.
Puis sans s'en rendre compte, l'Humain cessa petit à petit de s'adresser à Dieu comme à un Autre, tant Il lui était proche, tant leurs existences étaient liées l'une à l'autre. Et si cette fusion avait un certain attrait, Dieu ne voulut pas qu'elle fût entièrement consommée. Il aimait cette différence, cette infinie et infime distance entre deux êtres qui s'aiment. Dieu était sage, et prit une décision.
Il profita une dernière fois du plaisir de se fondre en l'Humain lors de la plus grande fête de l'année, qui fêtait l'équinoxe d'automne. Il dansa, vibra, joua, mangea, but bien plus que de raison ; Il fit l'amour, Il jouit, enlacé par des bras chaleureux ; Il s'isola, observa longuement l'Humain qui formait une belle ronde désordonnée autour du grand feu qu'on avait allumé, soupira, pleura certainement. Puis Il annonça Son départ et Son amour – amour d'autant plus grand qu'Il s'en allait.
- Je vous aime, je vous aime tant ! Gardez cette liberté de n'être pas Moi, restez cet Autre dont j'ai besoin...
Et l'Humain, dans sa fougue – qui peut-être est sagesse – déclara :
- Puisque Tu pars, nous partons aussi, afin que nous aussi nous soyons nomades, afin que nous restions curieux de ce qui est Autre.
Puis Ils se séparèrent, conscients que dès lors, Ils se chercheraient toujours.





[Réécriture du mythe originel, dans le cadre du programme Self Love awakens]